La Pietà retrouvée de Frère Luc : renaissance d’un chef-d’œuvre oublié

Redécouverte dans les caves de l’hôpital des Quinze-Vingts, la Pietà de Frère Luc (Claude François, 1614-1685) a retrouvé toute sa splendeur après une restauration minutieuse menée par l’Atelier du Temps Passé. Né en 1614 à Amiens, l’artiste entre dans l’atelier de Simon Vouet dans les années 1630. Il fait profession aux récollets de Paris en 1645 et se consacre essentiellement aux décors de cet ordre jusqu’à sa mort en 1685. 
Ce tableau rare, témoin du génie pictural et spirituel du peintre, réintègre aujourd’hui la chapelle de l’hôpital, révélant à nouveau la sensibilité lumineuse et la force méditative de son art. A cette occasion, nous publions ici l’article de Jérôme Montcouquiol et Jean-Christophe Baudequin paru dans La Tribune de l’Art et consacré à cette toile.


Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Piéta
(après restauration)
Huile sur toile - 125 x 90 cm
Paris, Chapelle de l’hôpital des Quinze-Vingts
Photo : Atelier du Temps Passé

La toile été retrouvée dans des caves de l’hôpital des Quinze-Vingts à l’occasion d’une visite préalable à des travaux, anonyme et dans un état de conservation assez modeste, sous des vernis oxydés et couverte de chancis (voir ci-dessous). Elle a été restaurée par l’Atelier du Temps Passé à Paris, où nous l’avons identifiée, avant qu’elle ne réintègre la chapelle de l’hôpital.

La composition du groupe central est identique à celui d’une esquisse conservée dans une collection particulière parisienne (voir ci-dessous), avec le bras inerte du Christ qui s’accorde, comme dans une chorégraphie, au geste symétrique de la Vierge, les deux figures étant unies par les mouvements circulaires de leurs drapés qui se répondent. Des détails précis, comme le genou de Marie posé sur une pierre ou les fractures entre les rochers au sol, sont traités de façon analogues. Ce sont essentiellement les couleurs qui changent. Dans le premier projet, le manteau de la Vierge est d’un bleu trop uniforme pour pouvoir être agrandi sans être trop présent. Il s’égaye de rouge et de mauve pour les manches, une gamme et des tons caractéristiques du peintre récollet. Le coussin sur lequel est posée la tête du Christ est devenu jaune, et pour mieux détacher son corps, des voiles blancs ont été ajoutés au linceul. Derrière eux, le bas de la croix et l’échelle sont à la même place. En revanche, les anges à la partie supérieure et les figures du second plan ont disparu, laissant entrevoir la seule ouverture du sépulcre. La première pensée comportait un vase et un bassin en bas à droite. Ils ont été remplacés par une outre renversée et une tablette en pierre avec des inscriptions en hébreu, en cyrillique et en latin. Il s’agit de motifs récurrents de l’artiste, que ce soit dans la Pietà de Vicence ou même dans l’esquisse. Le crâne presque de profil, qu’on retrouve dans plusieurs de ses œuvres, est placé derrière la Vierge. Frère Luc attachait une grande importance aux préceptes de l’iconographie franciscaine. Ici, la Vierge désignant son fils mort permettait au fidèle de méditer sur l’exemple de saint François : les traces de la crucifixion et de la lance sont bien visibles sur son corps et renvoient aux stigmates du poverello d’Assise.

Frère Luc
Pietà
Huile sur toile - 36,5 × 28 cm
Collection Particulière

Photo : D. R.

Claude François a traité ce thème à plusieurs reprises à travers des compositions très différentes (Saint-Nicolas-du-Chardonnet, Sézanne, Vicence). Parmi les cinq toiles qu’il avait réalisées pour le couvent des récollets à Saint-Germain-en-Laye et cédées lors de la vente des biens mobiliers du 24 juillet 1792, figurait une Pietà mais sans description permettant de l’identifier. Etant donné que les autres œuvres étaient des retables importants, il faut envisager une peinture de grande taille. Le moyen format des Quinze-Vingts doit plutôt constituer une réplique ou une version simplifiée réduite au groupe central d’un tableau d’autel plus complexe, avec des anges, à l’instar de l’esquisse (la restauration a confirmé que la toile n’a pas été coupée et ne présente pas des repeints qui cacheraient le bas d’autres personnages). Eliminant le second plan très narratif et didactique, l’artiste a créé une composition plus resserrée, juste en recombinant aux deux figures principales les éléments qu’il affectionne : le crâne, le vase, la tablette en pierre, suivant une méthode de travail déjà bien repérée chez lui. Certains passages sont de très belle qualité, le corps et la tête du Christ notamment. On note des détails soignés comme la présence d’un liseré bleu sur le coussin, ou d’un autre rose au bas du linceul, ou encore la touche libre et vibrante du feuillage au second plan en haut à gauche, qui se détache sur le fond plus sombre. Le visage rond de la Vierge semble un peu plat, à moins qu’il ne s’agisse de parties plus usées (la mèche de cheveux sur la gauche notamment). Les cangianti, jaune vif sur le linceul de couleur ocre, nous rappellent l’admiration que l’artiste avait eue pour ces modulations lumineuses, notamment pour Barocci, lors de son séjour romain. Dans l’attente d’une chronologie plus précise de son œuvre, on peut proposer une datation dans la seconde partie de la carrière, soit les décennies 1660/1670.

Claude François, dit Frère Luc (1614-1685)
Christ au roseau (après restauration)
Huile sur toile - 73 x 60 cm
Amiens, Musée de Picardie
Photo : Musée de Picardie

Rappelons que l’hospice des Quinze-Vingts a été créé par saint Louis pour abriter et soigner les aveugles, qu’il était situé rue Saint-Honoré jusqu’au XVIIIe siècle, à l’angle de la rue Saint-Nicaise (à peu près à l’emplacement entre la place Colette actuelle, l’hôtel du Louvre et le pavillon de Rohan, et qu’il possédait une importante église comprenant huit chapelles. Le cardinal de Rohan l’a fait transférer en 1779 à son siège actuel, rue de Charenton au Faubourg Saint-Antoine, dans l’ancienne caserne des mousquetaires du roi qui remontait au XVIIe siècle. La Pietà pourrait avoir été acquise ou donnée au cours des deux derniers siècles, mais il y a tout lieu de penser qu’elle provient de l’établissement ancien de la rue Saint-Honoré. On sait que les monuments funéraires et les cercueils furent transportés lors du déménagement, donc probablement aussi les toiles moins lourdes et plus faciles à déplacer. La chapelle actuelle conserve d’ailleurs une peinture ayant cette origine, les Anges portant les écussons de la France, liée à la naissance du Grand Dauphin (1661) et donc contemporaine de la Pietà. Autre argument décisif, un tableau de Frère Luc, l’Apothéose de Saint- Louis, aujourd’hui au musée Cajac à Villeneuve-sur-Lot, provient de la saisie révolutionnaire aux Quinze-Vingts. Si notre peintre a exécuté ce qui semble être le retable majeur de l’église (vu sa taille et son sujet lié au fondateur du l’institution), il pourrait y avoir aussi laissé d’autres œuvres plus petites. Lorsque l’on considère la localisation des œuvres de Frère Luc, on est frappé par le grand nombre qui sont encore conservées justement dans des chapelles d’hôpitaux : chapelle de la Salpêtrière, chapelle de l’hôpital Laënnec à Paris, chapelle de l’hôpital de Sézanne, chapelle de l’hôtel Dieu de Québec …

Jérôme Montcouquiol et Jean-Christophe Baudequin
La Tribune de l’Art (juin 2013)

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